Né le 3 décembre 1930 à Paris, le plus illustre des artistes franco-suisse est décédé le 13 septembre, a appris Le Monde, confirmant une précédente information de Libération. Et il n’est pas reparti les mains vides. Comme toutes les figures créatives exceptionnelles, il emporte avec lui quelque chose qui a été arraché à la conscience collective. Il y a d’abord la perte d’un des plus grands cinéastes de tous les temps, les électrochocs d’images et de sons que son œuvre ravive dans la mémoire de ses contemporains à travers le monde et avec une sphère d’influence que très peu de cinéastes français ont jamais atteinte.
Puis il y a le dernier rouleau de la Nouvelle Vague, puisque Godard l’a ainsi personnifié. Moment symbolique reléguant enfin ce qu’on appelait la « modernité cinématographique », vivante tant que Godard l’était encore, dans un chapitre du grand livre du cinéma.
Cette rupture créatrice de la modernité née avec le néoréalisme italien du désastre de la Seconde Guerre mondiale est ce que Godard a incarné plus passionnément, violemment et douloureusement que bien d’autres, y compris ses anciens compagnons de la Nouvelle Vague. A tel point qu’il devient immédiatement le porte-drapeau du mouvement dans le monde entier, un exemple suivi et admiré par tous ceux qui pensent que le cinéma a été créé pour changer le monde.
Artiste au tempérament romanesque, inventeur d’une beauté pas comme les autres, génie de la provocation et personnalité furieuse d’autodestruction, Godard a porté autant de coups qu’il n’en a reçus. Cinéaste tour à tour adoré et détesté, Godard demande à être placé aussi haut sur la croix des dieux torturés du cinéma moderne que Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman. Ils l’ont tous deux précédé dans la tombe le même jour, le 30 juillet 2007. Ces trois icônes du cinéma ont gravé l’odyssée moderne du désarroi amoureux et de la torture des couples dans le marbre inflammable de Celluloid.
Une surprise éblouissante
Il serait exagéré de prétendre qu’il n’aura fallu qu’un seul film à Godard pour se hisser à ce niveau. Pourtant A bout de souffle, son premier long métrage réalisé en 1960, fut un coup de foudre sans égal, y compris le reste de la carrière de son créateur. Surprise fulgurante, coup de génie, succès public et critique instantané, choc esthétique et influence pour de nombreux futurs cinéastes, A bout de souffle reste dans la courte liste des films qui ont changé l’histoire du cinéma. Pourtant, son intrigue surprend par sa banalité : un jeune voyou nommé Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo) tombe amoureux de Patricia Franchini (Jean Seberg), une étudiante américaine vivant à Paris. Le garçon rêve de l’impossible ; la fille préfère faire face au possible. Elle le trahit; il est abattu par la police. En mourant, il qualifie ce qui s’est passé de « dégueulasse » (dégoûtant), un mot que sa fiancée ne veut ni ne peut comprendre.
L’essentiel dans ce film est ailleurs : dans le montage émotionnel du film, dans le sens de la liberté retrouvée des corps, du langage et des esprits, dans l’allure fière d’un cinéma bricolé et inspiré qui en un seul jour semblait être devenu un cent ans plus jeune. C’est aussi dans cette distillation de matière cinéphilique que se dégage une essence tout aussi singulière des influences mêlées de Nicholas Ray, Roberto Rossellini, Jean Rouch et Ingmar Bergman. Plus que Les 400 coups de François Truffaut, qui l’a précédé, A bout de souffle a été le film inaugural de la Nouvelle Vague parce qu’il a inventé la forme qui correspondait le mieux à l’esprit novateur du mouvement et parce qu’il célébrait l’âge d’or d’une génération qui se découvre et impose ses valeurs à société française.
La reconnaissance de ce film a été un moment de grâce précaire dans la vie et la carrière de Godard, marqué par la révolution permanente dévorante. Cela a commencé très tôt dans son cercle familial. Ce rejeton de la haute bourgeoisie protestante franco-suisse a vécu les horreurs de la Seconde Guerre mondiale dans le cocon du privilège que lui offraient sa naissance et son jeune âge. L’après-guerre, durant laquelle il découvre les affinités collaborationnistes de son grand-père, lui sert de répulsif. Sa mauvaise conduite croissante l’a amené à se brouiller avec sa famille, qui lui a interdit d’assister aux funérailles de sa mère en 1954.
Entre-temps, le jeune hors-la-loi avait trouvé une seconde famille sous l’égide de l’ogre Henri Langlois, directeur de la Cinémathèque française, et du critique André Bazin et de ses camarades des Cahiers du Cinéma. Ils préparent leur invasion sur la scène cinématographique en proclamant leur amour du cinéma de genre américain, leur politique d’auteur et leur haine d’une corporation française qu’ils jugent prodigieusement sclérosée. La Nouvelle Vague elle-même, un mouvement de fils rebelles à la recherche des pères librement choisis, devient la poursuite d’une généalogie esthétique. Pourtant, cette deuxième famille s’est également éteinte au milieu des années 1960.
Révolution permanente
Le prix à payer pour l’indéniable victoire artistique et idéologique de la Nouvelle Vague sur le long terme est son échec en termes de recettes au box-office et l’éclatement du groupe en les multiples individualités qui le composent. Comparé au réformisme de Truffaut et Chabrol, et au retrait stratégique de Rohmer et Rivette, Godard est devenu celui qui a entretenu le feu sacré de la révolution permanente au risque d’une rupture permanente. Une approche dangereuse, mêlant l’explosion d’un esprit de génie et la tentation d’une politique de la terre brûlée, le rêve d’une solidarité collective et un enfoncement dans la solitude. Tel sera le destin de Godard : victoires furieuses et déceptions amères, utopies magnifiques et trébuchements douteux. C’était l’histoire d’un homme qui n’a jamais cessé de vouloir recréer une famille tout en veillant à ce que personne ne puisse jamais réaliser ce désir.
Godard est devenu celui qui a entretenu le feu sacré de la révolution permanente, au risque d’une rupture permanente.
Son œuvre consacrée à cette quête ambiguë trace un chemin long et sinueux – plus d’une centaine de films dans une carrière s’étalant sur une soixantaine d’années et marquée par plusieurs grandes périodes cinématographiques. Le premier voit un jeune créateur insolent plein de talent s’imposer en quelques années comme un grand artiste malgré la censure de son film sur l’Algérie (Le Petit Soldat, 1963) et l’échec cuisant de sa tentative de brechtisme féroce (Les Carabiniers, 1963 ). Une succession de titres successifs nous a rappelé son génie ironique et gracieux, si typique de Godard, qui a fondu au creuset du cinéma légèreté et mélancolie, calembours et révolte, ambition de la pensée et tremblement lyrique des émotions, citations et inventions, dazibao et la chanson, l’amour des genres et la liberté poétique de les trahir, la chronique de ses amours et l’intuition aiguë des enjeux sociaux de son temps. Tout cela et bien plus encore est présenté dans Une femme est une femme (1961), Ma vie à vivre (1962), Bande à part (1964 et Masculin féminin (1966).
Mépris (1963), méditation hautaine et torride sur le cinéma avec Michel Piccoli et Brigitte Bardot, puis Pierrot le fou (1965), road movie rimbaudien sur un couple en fuite avec Jean-Paul Belmondo et Anna Karina – la femme Godard se séparait – furent les pierres de touche de son élévation artistique, sanctionnée par Aragon dans la revue Les Lettres françaises : « Qu’est-ce que l’art ? pose à un producteur américain la question : « Qu’est-ce que le cinéma ? Il y a une chose dont je suis sûr, alors puis-je au moins commencer tout ce qui se dresse devant moi et m’effraie par une affirmation, comme une solide échasse au milieu du marais : l’art aujourd’hui, c’est Jean-Luc Godard. » Ainsi commence l’article « Qu’est-ce que l’Art, Jean-Luc Godard ? » (Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ?), éloge éloquent du poète pour un jeune cinéaste qu’il célèbre comme un avatar des inventeurs de la peinture moderne.
Ouvertement militant
Dès qu’il a acquis ce statut d’artiste acclamé, Godard entreprend de le saper et de le détruire. Le tout sans sacrifier la beauté mélancolique de Marina Vlady ou la candeur désarmante d’Anne Wiazemsky, enquêtrice érudite de l’inhumanité capitaliste (Two or Three Things I Know About Her, 1967) et compagne critique des jeunes maoïstes de Nanterre (La Chinoise, 1967), la grotesque Prophétiseur de mai 68 (Weekend, 1967).
Cette époque, tout en favorisant la libération du désir individuel, célèbre aussi la dissolution de l’individu dans l’action collective. Cela galvanise Jean-Luc Godard, qui contribue au film collectif Loin du Vietnam (1967), soutient la grève ouvrière de la Rhodiacéta à Besançon, s’empare des moyens de production du cinéma sous le nom de « groupes Medvedkine » (1967), marche en soutien d’Henri Langlois menacé de destitution (février 1968), pendu à un rideau du Palais pour interrompre le Festival de Cannes par solidarité avec la révolte étudiante (mai 1968).
Il fut aussi le réalisateur anonyme de « cinétracts » inspirés par l’Internationale situationniste lors des manifestations de mai 1968, puis d’un bilan provisoire du mouvement dans Un film comme un autre (juin 1968), tourné à Flins – le dernier et sanglant bastion de la révolte où le lycéen Gilles Tautin a été tué – où il a enregistré les propos de l’usine Renault.
L’échec du mouvement Mai 68 radicalise sa démarche, poussant le réalisateur à refuser de faire du cinéma selon les règles de l’industrie. Il parvient tout de même à faire tourner des films sur la seule force de son nom et va jusqu’à saboter le nom « Jean-Luc Godard » en créant le groupe Dziga-Vertov (pionnier du cinéma soviétique), phalanstère
cinématographique-révolutionnaire créé avec Jean-Pierre Gorin, un jeune journaliste du Monde qui l’a introduit dans les milieux maoïstes et qui, pendant cinq ans, a formé avec lui un couple symbiotique. Cela a conduit à la sortie de plusieurs films brûlants dans lesquels le dogmatisme rivalisait de grâce, comme le western marxiste-léniniste Wind from the East (1970). Disparu dans les plis du groupe Dziga-Vertov, Godard s’est absenté (tentation de longue date) tout en s’internationalisant. Pravda (1969) a été tourné sur le front tchécoslovaque, Luttes en Italie dans la péninsule italienne (1970) et Jusqu’à la Victoire (Jusqu’à la victoire, inachevé) en Jordanie aux côtés du Fatah.
Disparu dans le groupe Dziga-Vertov, Godard s’absente (tentation de longue date) tout en s’internationalisant.
Godard avait, non sans courage, incendié ses propres bateaux, mais ces films, généralement refusés par les chaînes de télévision qui les produisaient également, étaient à peine vus. Il s’est disputé avec plusieurs de ses amis; Wiazemski l’a quitté, il a tenté à plusieurs reprises de se suicider et sa réputation dans la profession s’est estompée. Dans l’une de ses dernières et rares interviews (Les Cahiers du Cinéma, octobre 2019), le cinéaste résumait sa situation avec le recul de ses 88 ans et un brin de placidité suisse : « Je suis pour la désobéissance, mais je rester dans le cinéma. A un moment, j’ai pensé que je pouvais m’impliquer dans les affaires du monde. Quand Anne-Marie (Miéville) me crie dessus, elle me dit : ‘Va dans le monde et fais ta révolution, mais alors pas de café aujourd’hui ! ‘ »
Faire des films « politiquement »
Avant d’atteindre ce niveau de sagesse, l’échec du cinéma révolutionnaire dont il rêvait, combiné à un grave accident de moto, ont conduit le cinéaste à entrer dans la clandestinité. Sollicité par le jeune et brillant producteur Jean-Pierre Rassam, qui en a suggéré l’idée, il revient sur le devant de la scène avec le titre humoristique Tout va bien (1972), dans lequel deux stars, Yves Montand et Jane Fonda, sont kidnappées par des grévistes. . Le film a signé, en quelque sorte, l’acte de décès du gauchisme en France.
Plus précisément, il a déconstruit ce moment de la dialectique godardienne, marqué par le deuil de l’utopie Dziga-Vertov (sa séparation d’avec Gorin a été brutale) mais sans renoncer à faire « politiquement » des films, pour reprendre un de ses mantras. Son attention aux conditions de production et de distribution, ses connaissances techniques approfondies et son grand souci de mesurer les répercussions idéologiques dans sa propre façon de faire du cinéma en témoignent. Godard n’a cependant jamais retrouvé le statut qu’il avait autrefois auprès du public. De plus, il n’est pas clair que c’était quelque chose qui l’intéressait réellement, même s’il s’en plaignait souvent.
Le cinéaste n’a pas abandonné son goût pour l’expérimentation. Au cours de cette troisième période de sa carrière, il participe fréquemment à la critique des médias (dans le mensuel de la gauche prolétarienne J’accuse), crée un véritable laboratoire audiovisuel (Sonimage), est un pionnier des possibilités plastiques et critiques de la vidéo (Ici et Ailleurs, 1976) et tente de confronter la télévision sur son propre terrain en proposant deux monuments de l’information alternative (Six Fois Deux, « Six Times Two », en 1976 et France/tour/détour/deux enfants, « France/tour/detour /deux enfants » en 1977-1978).
Dialectique de l’ancien et du nouveau
Il faudra pourtant attendre la fin des années 1970 pour qu’il réintègre le système traditionnel du cinéma avec une série de fictions plus déconcertantes que jamais. Ce come-back, inauguré pas par hasard par un film intitulé Chacun pour soi, lui est offert par le réalisateur Marin Karmitz et Alain Sarde, qui devient son producteur attitré. Une nouvelle veine godardienne s’est découverte dans ce film dont les personnages tentent, hébétés, de sortir d’une impasse, d’un cercle mortifère. Elle est imprégnée de beauté, respirant à grands souffles, tendant vers une harmonie sans précédent, bien que trompeuse si l’on en conclut que Godard a mis de côté sa propre inquiétude. Désormais quinquagénaire, l’épiphanie de Godard s’accompagne d’un ralentissement volontaire, d’une soif d’air et de lumière et d’une variation incessante sur les idées de résurrection et de dualité. C’est comme s’il avait retrouvé le goût de filmer le monde tel qu’il est, sans trahir son désir de tendre vers le monde tel qu’il devrait être.
Cette sorte de religion des images comme lieu de mystère et de liberté, dont la généalogie
es dans l’histoire de l’art occidental, a succédé la tentation dogmatique d’un mot désormais disqualifié, tout comme l’époque Dziga-Vertov voulait en finir avec la fameuse « politique d’auteur ». Chaque période godardienne fut ainsi à la fois une autocritique de la précédente et une renaissance. Sa dialectique de l’ancien et du nouveau – son rôle dans la Nouvelle Vague, son intérêt pour l’histoire et chacun de ses films pris séparément – n’était-elle pas toujours sa belle et peut-être sa seule préoccupation ?
« J’essaie de risquer la mort de ce que je sais faire comme seule possibilité de survie »
Godard se résume, comme souvent, parfaitement dans une interview au Nouvel Observateur en 1980 : « J’essaie de risquer la mort de ce que je sais faire comme seule possibilité de survie. De Chacun pour soi (1980) à Nouvelle vague (1990), Prénom : Carmen (1983) et Je vous salue Marie (1985), tel sera son credo, celui fondé sur la théologie chrétienne, notamment sa croyance au rôle rédempteur des images. dans l’économie du salut. Pourtant, cette célébration était véritablement panthéiste, s’étendant à la splendeur du monde, aux corps vibrants des jeunes femmes (Maruschka Detmers en Carmen, Myriem Roussel en Marie) et à l’art dans son ensemble. Les films de cette période regorgent de nombreuses références joyeusement irrévérencieuses à la musique, à la peinture et à la sculpture.
De plus en plus seul
D’Isabelle Huppert à Nathalie Baye, de Jacques Dutronc à Alain Delon, elle a aussi marqué le grand retour des stars de cinéma dans ses films, mis malgré eux au service du mépris cinglant de Godard pour le matérialisme et le cynisme des années 1980. La véritable star de Godard, celle qui l’accompagne désormais dans sa vie, sa pensée et son art, est Anne-Marie Miéville, photographe rencontrée en 1971 et qui devient la compagne privilégiée de sa maturité. Elle était sa troisième « Anne », après la fougueuse Karina et le jeune Wiazemsky.
Dans son quatrième et dernier acte, alors que la mort, fidèle compagne de ses films, se rapproche, Godard donne l’impression d’un homme de plus en plus seul. Son travail s’inscrit désormais dans un genre, l’essai cinématographique, auquel il a donné du prestige avec Chris Marker. Il est évident que rien dans l’œuvre godardienne, pas même la fiction, n’est étranger à ce genre. L’art du montage et l’analyse de la relation entre les images ont toujours été au premier plan. La grande figure godardienne portait désormais un regard méditatif et mélancolique sur les choses, depuis sa retraite suisse à Rolle sur le lac Léman. Autrement dit, des lieux mêmes de son enfance.
Retour à lui-même avec JLG/JLG. Autoportrait en décembre (1994), journal bouleversant dans lequel ce rejeton d’une lignée protestante va jusqu’au bout pour se révéler. Retour sur son art et son rapport à l’histoire avec le monumental essai vidéo Histoire(s) du Cinéma (1989-1999). Projet colossal diffusé en huit épisodes sur Canal en 1998, ce montage vidéo hérissé d’éclairs d’éclat et pétri d’une érudition folle présentait le cinéma, grand pouvoir hypnotique veillant sur les fantômes de l’histoire, comme l’ultime chapitre de l’histoire de l’art occidental. .
Le miracle qu’il a accompli, c’est que ces Histoires générales et solidaires (histoire avec un grand « H », histoire des arts et histoire du cinéma) et leurs matériaux divers (films, documentaires, fictions, vidéographies, dessins, gravures, peintures) s’infusent, par l’art suprême de la citation, une création aussi personnelle et sensible que celle-ci. Il véhiculait aussi l’idée, développée par le critique Serge Daney, de la mort du cinéma lui-même, ou du moins de l’idée du cinéma telle que la concevait une certaine cinéphilie.
C’est ce qui hante Godard dans ce projet, ajoutant à la conscience sépulcrale de sa propre disparition et, sans doute, d’une transmission filiale qui n’a jamais eu lieu. Quelques lettres, retrouvées dans sa correspondance, révèlent discrètement la souffrance de Godard sur ce point, sa conscience aiguë et déchirante de n’avoir jamais pu être autre chose qu’un fils du cinéma.
Même ses films de fiction offrent désormais un cadre de plus en plus fantomatique à sa conscience mortifiée du monde, de Germany Year 90 Nine Zero (1991), un projet archéologique sur la réunification allemande, à Notre Musique (Our Music) (2004), dans lequel il entrelace sombre méditation sur les conflits ex-yougoslave et israélo-palestinien. Cette dernière question et tout ce qui touche plus largement au judaïsme avait été jusqu’ici, parmi de nombreuses intuitions impeccables, le point aveugle de la pensée godardienne, pour la caractériser avec le plus grand respect.
Un ultime film est enfin sorti en 2010, ou du moins autoproclamé comme tel et présenté au Festival de Cannes alors que son auteur était absent : Film Socialism. C’était en vérité un adieu au cinéma et au socialisme, deux utopies bafouées
Au milieu de la crise économique mondiale, c’était aussi l’incrimination d’un système où, plus que jamais, l’injustice rivalisait avec le cynisme. Le film l’a représenté avec une croisière de luxe voguant inconsciemment vers la catastrophe. Godard a voulu nous quitter sur cette note, mais il n’a été ni le premier ni le dernier à reporter sa libération. Il tourne parallèlement Farewell to Language (2014), un film en 3D sur un chien qui parle à la place de ses maîtres, un couple qui a perdu toute notion de langage commun.
Contradictions
De retour en compétition officielle, où il n’a jamais rien gagné, à 83 ans, le cinéaste se sert du film pour exprimer une plainte stridente, un cri fluorescent, récit chaotique du retour à l’enfance et du destin illisible de l’humanité, tourné entre sa maison et les rives du lac Léman. Le film lui a valu, conjointement avec le jeune Canadien Xavier Dolan, le Prix du Jury, une récompense symbolique qu’il n’est évidemment pas venu décrocher. Une lettre vidéo de huit minutes adressée à Gilles Jacob et Thierry Frémaux, président et délégué du Festival, justifiait magnifiquement cette absence. Godard y disait, de son pays natal et d’une voix plus brisée que jamais : « Oui, désormais, j’irai là où j’ai séjourné.
Cela ne l’a pas empêché de retrouver la compétition officielle quatre ans plus tard avec Le Livre d’images, un film de montage fermé sur lui-même où il revenait sur les thèmes de la réflexion et de la digression godardienne (guerre, Moyen-Orient, art) avec un maelström de images empruntées au cinéma, au document et à la peinture.
Plus que jamais, le film ne s’ouvre qu’à ceux qui consentent à s’y livrer. Plus que jamais, la voix et les paroles de Godard ressemblent à celles de Dieu sur le mont Sinaï. Introuvable, inappropriable, inassimilable, adressé au dernier Moïse des chambres obscures capable de transmettre sa parole. Une fois de plus, on attendait Godard à Cannes et encore une fois, les attentes du public cinéphile ont été déçues. Une façon singulière de gérer sa présence à travers l’absence qui la manifeste désormais. Le film, conformément au souhait du réalisateur, n’a même pas été exploité commercialement, mais il a bénéficié de projections ponctuelles en bonne compagnie, comme au Théâtre des Amandiers à Nanterre en octobre 1999.
Une fois de plus, on attendait Godard à Cannes et encore une fois, les attentes du public cinéphile ont été déçues.
Cette ultime contradiction couronnait une réflexion continuellement nourrie de contradictions : entre le fervent défenseur d’un cinéma populaire et mineur et l’artiste rallié à l’élitisme de la haute culture, entre le dandy de droite et le bouillant gauchiste, entre le héraut du cinéma d’auteur et du cinéaste qui a condamné l’auteurisme bourgeois, entre celui qui se considérait comme un Juif du cinéma et celui qui a créé des collages entre Golda Meir et Adolf Hitler, à quel Godard exactement devrions-nous nous consacrer ? Peut-être à celle de la photographie d’ouverture JLG/JLG : Godard enfant ressemblant à Kafka, si triste, si fier et si seul, commenté par l’adulte qu’il était devenu : « J’étais déjà en deuil de moi-même, mon et unique compagnon . »
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Sur les ambres brûlants de sa vie, le cinéaste se rêvait en homme sans ascendance ni descendance : le fils de ses créations, identifié à l’art total du cinéma. A défaut de sauver le monde en l’utilisant, Godard a déclaré qu’il filmerait simultanément son testament et le sien. Est-ce à dire que le cinéma est mort avec Jean-Luc Godard ? Bien sûr que non, mais une certaine histoire du cinéma peut l’avoir. S’il trouve de la poésie dans l’Histoire(s) du Cinéma, sa première ligne a été écrite dès A bout de souffle, dont la nouveauté a longtemps occulté sa cruelle fin de partie, tant sur son intrigue (mort du héros trahi) que sur celle du cinéma (adieu à cinéma classique). Comme tout grand artiste mélancolique, cela n’a jamais empêché Godard d’être le plus vivant des cinéastes.