Sécheresse : le manque d’eau peut-il mettre la France en panne électrique ?

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En France, où l’énergie dépend largement du nucléaire, et dans une moindre mesure de l’hydraulique, la perspective de sécheresses à répétition pose la question de la résilience du réseau électrique.

Après avoir surveillé de près leur consommation électrique de l’hiver, les Français sont invités, à l’approche des beaux jours, à économiser l’eau. Parmi les secteurs qui dépendent de cette ressource précieuse, l’agriculture vient d’abord à l’esprit. Mais en France, l’eau, c’est aussi de l’énergie. Le nucléaire et l’hydraulique, qui représentent respectivement 63% et 11% de la production électrique française, selon l’agence ORE, sont exposés aux effets du réchauffement climatique. A l’heure des débats sur le délicat partage de l’or bleu, la question se pose : la sécheresse et les canicules pourraient-elles un jour couper à la fois le robinet et le courant ?

A plus d’un titre, l’année 2022 a été exceptionnelle sur le plan énergétique : les aléas géopolitiques liés à la guerre en Ukraine, la crise climatique et les problèmes techniques (qui ont entraîné l’arrêt de plusieurs réacteurs nucléaires pour des opérations de maintenance) ont mis en lumière la nécessité de réduire notre consommation d’énergie, notamment d’électricité.

La transition énergétique va faire exploser la demande
Si, à l’automne, il a fallu envisager le port du col roulé à la maison, « la période estivale reste une période de creux en termes de consommation électrique », rappelle Nicolas Goldberg, expert du marché de l’énergie pour le cabinet de conseil Colombus Consulting. Certes, la climatisation se développe, mais elle reste loin d’exercer sur le réseau électrique une pression comparable à celle du chauffage en hiver, explique-t-il. Le risque de voir des épisodes de chaleur et de sécheresse le mettre à mal à court ou moyen terme reste peu probable, assure ce spécialiste. « Pas pour cette décennie, en tout cas ».

Car les choses vont changer. Le réchauffement climatique va engendrer des phénomènes extrêmes plus fréquents, plus longs et plus intenses et, par conséquent, accroître le risque de sécheresse et de canicules pouvant affecter le débit et la température des cours d’eau pendant l’été. Ceci, alors que la demande en électricité ne va cesser d’augmenter. « A supposer que nous réussissions la transition énergétique, l’économie française sera, demain, bien plus électrifiée qu’elle ne l’est aujourd’hui. La consommation électrique sera plus lissée, moins saisonnalisée et surtout, bien plus importante », justifie l’expert.

Selon les scénarios imaginés par le gestionnaire du réseau RTE, la consommation électrique passera de 459,3 TWh en 2022 à une fourchette allant de 555 à 745 TWh d’ici 2050 (PDF). Pour prendre le virage du tout-électrique, le président de la République a annoncé en février 2022 à Belfort sa volonté de développer « massivement » les énergies renouvelables et le nucléaire. Mais ces énergies décarbonées voient déjà leur fonctionnement entravé par le réchauffement climatique.

Nappes phréatiques : alerte au manque d'eau en sous-sol - Le Parisien

Un parc nucléaire très gourmand
Le parc nucléaire français consomme entre 400 et 500 millions de mètres cubes d’eau chaque année (sur les 4,1 milliards de m3 consommés dans le pays, tous usages confondus). Mais pour fonctionner, les centrales tricolores en prélèvent beaucoup plus. Pour Nicolas Garnier, délégué général de l’association Amorce, qui accompagne les collectivités territoriales, cette distinction entre prélèvement et consommation de celle-ci entretient toutefois l’illusion d’une « eau magique ». « Même si une grande partie de l’eau prélevée est restituée, le parc nucléaire français a besoin pour fonctionner de 13 milliards de m3 », insiste-t-il.

Il prend l’exemple du Rhône et des activités économiques, industrielles et agricoles qui se partagent l’eau en amont des centrales du Bugey (Ain) ou du Tricastin (Drôme). En été, quand le débit du fleuve est au plus bas et les besoins en eau plus élevés, que se passera-t-il ?

« Faudra-t-il se poser la question de hiérarchiser les usages et de priver d’eau certaines activités en amont, pour permettre aux centrales de prélever l’eau dont elles ont besoin ? »

Nicolas Garnier, délégué général de l’association Amorce à franceinfo
Début 2022, à Belfort, Emmanuel Macron avait annoncé la construction d’au moins six réacteurs, dont le premier doit voir le jour à l’horizon 2035-2037, afin de « relancer » la filière. Mais dans une note datée du 17 avril et dévoilée par l’AFP, l’Autorité de sureté nucléaire (ASN) met en garde contre « les effets cumulés potentiels liés à la présence de plusieurs sites » au bord d’un même cours d’eau. Dans un rapport publié le 21 mars, la Cour des comptes appelle aussi EDF à « renforcer ses recherches » pour que ses systèmes de refroidissement soient plus « sobres en eau », déplorant qu' »aucune innovation » ne permette à ce jour de relever le défi, pour le parc actuel comme pour les futurs EPR.

« Pour les sites en bord de fleuve, à réglementation inchangée et sans adaptation des installations existantes, les risques d’indisponibilité des tranches devraient augmenter », prévient pour sa part RTE, qui recommande d’installer les nouvelles centrales en bord de mer, où elles ne seront pas exposées aux problèmes de sécheresse et d’assèchement des cours d’eau.

Les risques d’une eau trop chaude
Sans pénaliser significativement à la production (les réacteurs fermés plusieurs mois sont touchés par une corrosion sans lien avec le réchauffement climatique), la météo caniculaire a déjà donné un aperçu de son pouvoir de nuisance. L’an dernier, dès le début du mois de mai, en pleine vague de chaleur précoce, EDF a ralenti pour quelques heures l’un des réacteurs de la centrale du Blayais (Gironde), en bord de Garonne, afin de rejeter moins d’eau chaude dans un fleuve au débit réduit. En juin, c’était le cas de la centrale de Saint-Alban (Isère), sur le Rhône. Ces opérations ne sont pas rares, mais elles surviennent habituellement plus tard, dans l’été. Selon des études prospectives citées par la Cour des comptes, les « indisponibilités » liées au réchauffement climatique pourraient être multipliées par trois à quatre d’ici 2050.

En juillet et en août, les centrales du Bugey, du Blayais, de Golfech (Tarn-et-Garonne), de Saint-Alban et du Tricastin, ont obtenu des dérogations de l’ASN pour dépasser les limites réglementaires de température des eaux rejetées, fixées pour chaque installation. « Si de telles dérogations sont prises, c’est qu’il existe un péril sur la capacité à produire », décrypte Nicolas Garnier. Interrogé en juillet 2022 par La Tribune, le président de l’ASN, Christophe Quintin, déclarait d’ailleurs : « Cette canicule devrait nous pousser à repenser les seuils de température des cours d’eau en vigueur. » Pourtant, rappelle Nicolas Garnier, « ces règles de température ne sont pas arbitraires : elles ont été établies pour protéger la faune et la flore et le fonctionnement de l’écosystème des cours d’eau ».

L’hydraulique, moteur du renouvelable
La première source d’énergie renouvelable en France, l’hydraulique, est quant à elle particulièrement exposée à la sécheresse. Les conditions de l’été 2022 ont fait plonger la production hydroélectrique annuelle à son niveau le plus bas depuis 1976, à 49,6 TWh (toujours selon RTE). Soit une baisse de 20% par rapport à la moyenne 2014-2019.

Dans le cas de la production hydraulique, « l’eau, c’est le combustible », résume Nicolas Goldberg. « En cas de grande sécheresse, les installations au fil de l’eau produisent moins, car le débit est plus faible. Celles qui stockent l’eau sont touchées elles aussi, car le stock est moins rempli. » Et comme si la perspective de sécheresses et de canicules répétées ne suffisait pas, « s’il n’y a pas de neige en hiver en montagne, ça devient compliqué de remplir les barrages au printemps », poursuit-il.

Dans son bilan de 2022, RTE a constaté que « les stocks ont atteint des niveaux historiquement bas à mi-juillet », avant de retrouver, à l’automne, des « niveaux moyens ». En dépit de cette contre-performance, le secteur peut se targuer d’avoir sauvé l’hiver, selon le patron d’EDF, Luc Rémont. Interrogé le 28 février devant une commission de l’Assemblée nationale, il considérait l’hydraulique comme « un des éléments qui nous ont permis de passer l’hiver » sans coupure. Pour Nicolas Garnier, la filière joue le rôle « d’une assurance, qui peut servir à éviter les tensions ». Mais nul n’imagine miser davantage sur cette source d’énergie renouvelable, faute de pouvoir modéliser, et donc anticiper, l’impact des aléas climatiques sur son fonctionnement.

La sobriété plutôt que « la fée électricité »
Les scénarios de RTE à l’horizon 2050 imaginent tous une part d’hydroélectricité stable dans le mix énergétique, entre 9 et 10%, proche de ce qu’elle représente aujourd’hui (11%). Puisque « la quasi-totalité des sites propices sont déjà équipés », le gestionnaire du réseau estimait en 2020 dans un rapport qu’à long terme, le parc hydraulique français ne pourrait que « s’accroître encore légèrement avec quelques nouvelles petites installations, des suréquipements sur des sites existants et éventuellement quelques nouvelles stations de pompage-turbinage », sans toutefois « représenter un enjeu de premier ordre » par rapport aux évolutions attendues pour l’éolien ou le solaire.

Pour Nicolas Goldberg, du bon fonctionnement de l’hydraulique dépendra en partie le développement au pas de course des autres énergies renouvelables. « Parce qu’elle est modulable et stockable, l’hydroélectricité permettra d’intégrer les énergies renouvelables au réseau, en gérant les intermittences », explique-t-il, pointant le sous-investissement dont souffre cette filière historique. Et selon l’expert, toutes les énergies renouvelables devront s’accommoder des contraintes climatiques.

« L’été, le plus gros problème sera le manque de vent. Les canicules nuisent aussi à l’efficacité des panneaux solaires. C’est pour cela que si l’ont veut réussir la transition énergétique, il faudra de la sobriété, pas juste à la maison, mais à un niveau structurel. »

Nicolas Goldberg, expert du marché de l’énergie pour Columbus Consulting à franceinfo
Exemple dans les transports, où « il faut développer les transports en commun plutôt que de vouloir basculer tout le monde vers de l’électrique ».

A la lueur des contraintes climatiques à venir, « on ne peut pas considérer que la fée électricité va régler tous les problèmes », poursuit Nicolas Garnier, qui invite à « ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier ». « Auprès des collectivités, on voit une explosion des projets de réseaux de chaleur, de solutions à partir d’énergies locales et renouvelables », relève-t-il. Une multitude de petites solutions adaptées aux territoires. Ne dit-on pas que les petits ruisseaux font les grandes rivières ?

 

Source: https://www.francetvinfo.fr/