L’histoire se répète et Ramzan Kadyrov est de nouveau furieux. Le dirigeant tchétchène avait déjà appelé à la mobilisation générale en Russie, dès la mi-septembre, après la contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv. Il est monté d’un cran après la perte de Lyman, revendiquant (en russe) la loi martiale dans les régions frontalières, ainsi que « l’utilisation d’armes nucléaires de faible puissance » sur le sol ukrainien. Mais Ramzan Kadyrov, surtout, n’hésite plus à critiquer ouvertement les officiers supérieurs de l’armée russe.
Dans son viseur : le général Alexandre Lapin, commandant en chef du district central de l’armée russe, accusé d’avoir établi son quartier général à l’écart des combats. Le dirigeant tchétchène s’est fâché contre le « népotisme dans l’armée » affirmant que cet officier avait « été couvert par les chefs d’état-major ». Avant de s’enrager : « Si cela ne tenait qu’à moi, je le rétrograderais, le priverais de ses récompenses et l’enverrais au front, une mitrailleuse à la main, pour laver sa honte au prix du sang. »
Déterminé à donner l’exemple face à la corruption des élites militaires, Ramzan Kadyrov a ajouté lundi qu’il enverrait bientôt ses trois fils, âgés de 14 à 16 ans, au front. Les attaques acerbes du dirigeant tchétchène ont été largement reprises par les médias russes. D’autant plus qu’il a trouvé un allié en la personne d’Evgueni Prigojine, fondateur du groupe paramilitaire Wagner : « Envoyons tous ces salauds au front, avec des mitrailleuses et pieds nus ! »
Alors même que la retraite des troupes russes de Lyman était en cours, certains commentateurs avaient félicité la garnison de la ville pour avoir résisté si longtemps aux forces ukrainiennes. Par une curieuse réécriture des événements, ils ont ajouté que l’objectif militaire était simplement de gagner du temps, afin de permettre l’installation d’une ligne défensive plus au nord, sur un axe reliant Kreminna et Svatove.
Les diatribes enflammées de Ramzan Kadyrov et Yevgeny Prigojine « ont eu un effet profond sur l’espace informationnel russe », note l’Institut pour l’étude de la guerre (en anglais), « car elles ont brisé le récit du Kremlin en essayant d’adoucir le coup de la défaite autour de Lyman ». Pire, « leurs propos ont probablement sapé le leadership de Vladimir Poutine, peut-être par inadvertance ».
Ces humeurs sont en tout cas suivies de près par le Kremlin. Le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov, a été contraint de réagir, tout en saluant la contribution « héroïque » du leader de Grozny.
« Dans les moments difficiles, les émotions doivent être exclues. (…) Nous préférons faire des évaluations [de la situation] mesurées et objectives.
Pourtant, les deux hommes ont trouvé un public. « Evgueni Prigozhin et Ramzan Kadyrov sont les véritables héros et dirigeants de notre guerre populaire », s’est enthousiasmé Alexander Dougin, théoricien d’extrême droite russe, sur Telegram. « Non seulement ils n’ont pas peur de l’ennemi, mais ils n’ont pas non plus peur de dire la vérité. Même si c’est difficile. » Une manière d’adouber les deux personnages face à l’état-major russe, accusé de tous les maux. Et ce, malgré plusieurs limogeages, dont celui du général chargé de la logistique.
Ces deux voix s’ajoutent à celle de l’incontournable Igor Guirkin, dit « Strelkov » (le « Tireur »). Cet expert militaire russe, qui jouit d’une certaine aura pour avoir dirigé les rebelles de Donetsk en 2014, avait déjà qualifié les généraux russes de « crétins » (en russe) après les déboires de Kharkiv. Tout en prônant la guerre totale en Ukraine, il multiplie les discours sarcastiques contre l’état-major. Cette fois encore, il a commenté la déroute en dénonçant « un crétinisme redoutable et un leadership non professionnel ».
Ces critiques semblent maintenant faire leur chemin sur les ondes nationales. Et y compris sur la chaîne Rossiya 1, où règne le propagandiste Vladimir Soloviev. « L’interaction entre les fronts est gérée par l’état-major », a souligné sur le plateau le général Andreï Gourouliev, adjoint de la formation Russie unie. Pointant du doigt un système « raté », il a exigé (en russe) que les responsables des échecs militaires soient déférés devant une cour martiale.
Alors que les propagandistes russes tentent de trouver une explication aux défaites, le thème de la corruption et de l’incompétence de l’état-major gagne du terrain parmi les partisans les plus enflammés de la guerre. « Chaque nouvelle perte est à mettre au crédit personnel du commandant en chef », a par exemple commenté l’écrivain nationaliste Zakhar Prilepine, qui oscille depuis plusieurs semaines entre lassitude et agacement.
Le Kremlin doit enfin faire face à la rébellion des blogueurs militaires, qui chroniquent depuis des mois le moindre mouvement. Après la contre-offensive de septembre, plusieurs d’entre eux avaient déjà demandé des comptes aux officiers concernés. Ces relais d’opinion, fort de centaines de milliers d’abonnés, médiatisent les objectifs militaires russes du Kremlin, dont ils partagent l’enthousiasme et les thèmes de propagande.
« Les correspondants de guerre constituent un groupe social très particulier », a nuancé la chercheuse Anna Colin Lebedev , mi-septembre, auprès de franceinfo. Ces critiques ne sont pas moins embarrassantes : « Le Kremlin ne peut réprimer les discours pro-guerre, même s’ils expriment des revendications qui ne sont pas dans l’intérêt du pouvoir. Une épée à double tranchant, donc. Contrairement au ministère de la Défense, les « mi-blogueurs » ne font pas mystère des déboires russes, qui ont la fâcheuse tendance à se multiplier. Aucun n’a encore franchi la ligne jaune et Vladimir Poutine semble épargné. Jusqu’ici, du moins.