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Couronnement de Charles III : pourquoi la monarchie britannique va devoir faire face à son passé colonial et esclavagiste

A la mort d’Elizabeth II, de nombreuses voix ont rappelé le rôle de la couronne britannique dans l’histoire impériale sanglante du Royaume-Uni. Le nouveau roi a promis de regarder ce passé en face.
La reine consort, Camilla, ne portera pas le Koh-i Nor pour le couronnement de Charles III, samedi 6 mai. Arborer ce somptueux diamant, incrusté sur une couronne portée par les reines britanniques depuis la fin du XIXe siècle, réveillerait les « douloureux souvenirs du passé colonial », avait prévenu l’entourage du Premier ministre indien Narendra Modi. Car si l’histoire officielle raconte que l’Inde l’a offert à la reine Victoria, New Delhi réclame régulièrement la restitution de la pierre précieuse, rappelle la BBC*. Ce joyau de la couronne controversé illustre une question plus large qui tourmente le Royaume-Uni : le rôle joué par la monarchie durant la colonisation et l’esclavage.

La mort d’un empire
A la mort d’Elizabeth II, au milieu des hommages mondiaux, de nombreuses critiques se sont élevées. « Il paraît que la monarque en chef d’un empire génocidaire, voleur et violeur se meurt enfin. Puisse sa douleur être insoutenable », osait une professeure américano-trinidadienne sur Twitter*, avant d’effacer son message. « Pleurez la reine, pas son empire », enjoignait une historienne américaine de l’empire britannique dans le New York Times*. « La plupart de ces voix venaient des anciennes colonies de l’empire britannique. Elles rappelaient qu’avec la reine mourait une certaine idée de la monarchie », analyse Maud Michaud, maîtresse de conférence en civilisation britannique à l’université du Mans.

En 1952, quand Elizabeth II accède au trône à la mort de son père, le Royaume-Uni a constitué le plus vaste empire du monde, sur lequel « le soleil ne se couche jamais ». A sa mort, le 8 septembre 2022, la souveraine règne sur un territoire bien plus modeste, mais reste à la tête de 16 des 53 pays qui composent le Commonwealth, vestige direct de l’empire.

La reine Elizabeth II en visite dans les Tuvalu, lors d'une tournée dans le Commonwealth, le 26 octobre 1982. (TIM GRAHAM PHOTO LIBRARY / GETTY IMAGES)

Pendant longtemps, les dirigeants du Royaume-Uni ont assuré que les décolonisations au sein de l’empire s’étaient faites de façon « pacifique », rappelle Maud Michaud. Ces transitions « fluides » étaient même opposées à la violente guerre menée par la France en Algérie. Cette représentation du passé « correspondait à l’image que les partis au pouvoir voulaient promouvoir de leur pays », commente la chercheuse.

« Des conservateurs regardaient avec nostalgie le passé glorieux de l’empire britannique. Les aspects les plus noirs de la colonisation restaient sous silence. »

Un enrichissement grâce à l’esclavage
Pourtant, pendant 270 ans, d’Elizabeth I à William IV, la couronne britannique a participé et bénéficié de la traite des esclaves, développe The Guardian*. Au XVIe siècle, la reine Elizabeth Ire de la maison Tudor a fourni un navire royal au marchand d’esclaves John Hawkins en échange d’un partage des bénéfices de son commerce. Les Stuart, James Ier et son frère Charles Ier, ont facilité le travail des négriers avec l’Afrique. « C’était une forme de patronage royal », commente l’historienne Brooke Newman, autrice du livre à paraître Le Silence de la reine : l’histoire cachée de la monarchie britannique et de l’esclavage (éd. Harper Collins).

« Le sceau de la couronne a légitimé le commerce des esclavagistes et a attiré les investisseurs. »

L’implication de la monarchie dans l’esclavage culmine en 1660 avec Charles II. Le roi investit directement dans la Royal African Company (RAC), « qui transportera le plus d’esclaves vers les Amériques durant toute l’histoire du commerce transatlantique », rappelle le Guardian. Le dirigeant de la RAC était James Stuart, futur roi James II, dont les initiales « DoY » pour « Duke of York » étaient marquées au fer sur la peau des esclaves. Jusqu’au XIXe siècle, alors que l’abolition de l’esclavage est débattue, la couronne britannique défend la traite.

« La famille royale a adopté un discours positif axé sur l’abolition de l’esclavage, effaçant les siècles d’implication, d’investissements et de profits dans le commerce des esclaves. »

Brooke Newman, historienne à franceinfo
Car l’esclavage a permis aux souverains de s’enrichir « personnellement » et de garnir le patrimoine de la monarchie « en tant qu’institution », rappelle Brooke Newman. « On ne peut pas savoir exactement combien ils ont gagné, car ces archives ont été effacées », explique l’historienne. Mais cet argent a été placé et transmis de génération en génération. Le palais de Kensington, où réside le prince William, a été construit au XVIIe siècle par William III, actionnaire de la RAC, révèle The Guardian*. « Cette richesse accumulée par l’esclavage a permis à la monarchie d’étendre son empire et de forger son prestige et son pouvoir », pointe Brooke Newman.

Des guerres coloniales au nom de la couronne
Au milieu du XXe siècle, alors que l’empire britannique commence à décliner, le Premier ministre Harold Macmillan célèbre le « wind of change » (« vent du changement ») des décolonisations africaines. « La monarchie s’enorgueillit de soutenir les indépendances et participe à de fastes cérémonies pour les célébrer », retrace l’historienne américaine Radhika Natarajan, spécialiste de l’empire britannique. « Mais c’est une façon d’éclipser les luttes et les violences ayant conduit à ces indépendances. »

Des soldats de l'armée coloniale britannique arrêtent des rebelles Mau-Mau au Kenya en 1952. (BETTMANN / GETTY IMAGES)

En 1952, au Kenya, le gouverneur britannique impose l’état d’urgence dans tout le pays en réponse au mouvement anticolonial mené par les Mau-Mau. Ces paysans kényans dénonçaient la spoliation de leurs terres par les colons. Des dizaines de milliers d’entre eux sont placés dans des camps de concentration et torturés, révélait en 2005 l’historienne Caroline Elkins dans son livre Britain’s Gulag. A Chypre à partir de 1955, à Aden au Yémen en 1963, ou encore en Malaisie en 1948, les colons britanniques répriment dans le sang les rébellions indépendantistes.

En Inde, longtemps surnommée « le joyau de la couronne », lors du soulèvement populaire de 1857 contre la Compagnie britannique des Indes orientales, fondée par Elizabeth Ire, « des Indiens ont été pendus en public », retrace l’historien Arun Kumar, spécialiste de l’Inde impériale.

« En 1919, lors du massacre de Jalianwalla Bagh, les Britanniques ont encerclé une foule d’Indiens qui soutenaient des indépendantistes et leur ont tiré dessus. Ce fut l’un des épisodes les plus violents de la colonisation indienne. »

La partition des Indes en 1947, présentée par le Royaume-Uni comme une décision concertée, a produit des déplacements de populations massifs et d’innombrables luttes sanglantes, rappelle National Geographic. Aujourd’hui encore, le conflit autour du Cachemire qui oppose l’Inde au Pakistan trouve ses racines dans cette époque.

Elizabeth II était-elle au courant de ces événements ? « Peut-être pas directement, mais les journaux en parlaient. Elle ne pouvait l’ignorer », estime Arun Kumar. « Il n’existe absolument aucune preuve documentaire montrant qu’elle était directement au courant », rétorque l’historienne Caroline Elkins, interrogée par le site Vox*. Quoiqu’il en soit, ces violences étaient perpétrées au nom de la reine, commandante de l’armée britannique qui menait ces guerres coloniales, rappelle Maud Michaud.

Un passé aux conséquences bien actuelles
Aujourd’hui, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, de nombreuses voix incitent la couronne à l’introspection. « Il y a une continuité entre le passé colonial et esclavagiste du Royaume-Uni et les sociétés actuelles », soutient l’historienne Radhika Natarajan. Or, dans le pays, « il y a une vraie réticence à parler de cette histoire et à la relier au racisme contemporain ».

« La reine [Elizabeth II] a peut-être été perçue comme une institution, mais pour nous, elle était la manifestation du racisme institutionnel que nous rencontrons au quotidien. »

En 1833, lorsque le Parlement a adopté la loi sur l’émancipation des esclaves, les propriétaires d’esclaves ont été indemnisés. Quelque 20 millions de livres sterling leur ont été attribués pour cette « perte ». Mais les esclaves libérés n’ont rien reçu, rappelle Brooke Newman. « Cela a créé des inégalités structurelles avec lesquelles leurs descendants vivent encore aujourd’hui », dénonce l’historienne.

Des manifestants jettent à l'eau une statue du marchand d'esclaves Edward Colston, à Bristol, le 7 juin 2020. (GIULIA SPADAFORA / NURPHOTO / AFP)

Dans les anciennes colonies, les griefs à propos de ce passé sont aussi nombreux. En Inde, l’un d’entre eux concerne le système de castes, qui assigne les individus à une place sociale figée, illustre l’historien Arun Kumar. « Ce ne sont pas les Britanniques qui ont inventé la caste, mais ils l’ont intégrée à une structure administrative, à l’origine des inégalités d’accès au logement, à l’éducation, à la santé… » explique-t-il.

En Australie, le débat se cristallise autour du sort des Aborigènes. Certains voudraient que la fête nationale qui célèbre l’arrivée des Britanniques en Australie soit rebaptisée « Invasion Day », « car c’est à ce moment sur les Aborigènes ont été assujettis », retrace Cindy McCreery, historienne de la monarchie britannique à l’université de Sydney. Même si la relation entre les Aborigènes et la monarchie reste ambivalente « car au XIXe siècle, certains ont fait appel à la reine Victoria pour qu’elle les protège contre les colons blancs, car elle leur semblait plus compatissante », nuance la spécialiste.

Des timides reconnaissances
Ces critiques ont des conséquences concrètes. A l’instar de la Barbade, plusieurs pays du Commonwealth veulent tourner la page du colonialisme et sont tentés par le républicanisme. Une évolution due à une nouvelle lecture de l’histoire, qui prend en compte « le point de vue des colonisés, et non plus celui seul des colons », rappelle Alan Lester, historien de l’empire britannique à l’université de Sussex.

« La famille royale sait qu’elle doit répondre à la prise de conscience de l’histoire coloniale du Royaume-Uni si elle veut survivre. »

Lors de son accession au trône, Charles III a initié de premiers gestes de reconnaissance. Il a reconnu le rôle du Royaume-Uni dans le commerce « atroce » des esclaves et a apporté son soutien à un projet de recherche sur le rôle de la monarchie dans l’esclavage.

Charles, prince de Galles, effectue un safari au Cameroun le 22 mars 1990. (TIM GRAHAM PHOTO LIBRARY / GETTY IMAGES)

Mais « Charles III n’a pas reconnu le rôle spécifique de la couronne dans les crimes coloniaux », rappelle Brooke Newman. Pour l’historienne, ce silence s’explique parce qu’une telle reconnaissance « ouvrirait une boîte de Pandore, en créant un dialogue autour des réparations, de la justice restaurative ».

En montant sur le trône, à 74 ans, « Charles va devoir décider quel type de monarque il veut être », projette-t-elle. Celui qui reconnaîtra les crimes du passé ou celui qui transmettra cette histoire à son héritier ? « Ce processus [de reconnaissance] se poursuit avec détermination », assure Buckingham Palace. Un nouveau « wind of change » pourrait souffler sur le royaume.

 

Source: www.francetvinfo.fr

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